Je me suis intéressé récemment à la question du leadership. Après tout, les organisations ne sont que le produit des relations qu’entretiennent des individus au sein d’un groupe, c’est donc un système vivant. Si nous souhaitons les comprendre, alors nous devons étudier ce qui pousse les individus, dont les intérêts peuvent diverger, à œuvrer de concert dans un but supérieur. Un vaste sujet, en constante évolution et que le Général Vincent Desportes présente avec précision dans son dernier ouvrage, à travers des parallèles historiques éclairants. Ce n’est pourtant pas cet ouvrage qui m’amène à écrire ce billet, mais un article universitaire, intitulé “Liberal and anti-establishment: An exploration of the political ideologies of American tech workers” que j’ai découvert au hasard de mes pérégrinations sur le web et qui m’a interpellé. Il y est question des valeurs progressistes et de l’idéologie anti-establishment, qui dominent dans le monde du développement informatique, plus particulièrement aux États-Unis. Ce constat soulève une question qui me trouble : comment les dirigeants des entreprises technologiques, souvent porteurs d’idéologies bien différentes, parviennent-ils à diriger efficacement des équipes dont les convictions semblent être à l’opposé des leurs ?
Un leadership dissocié de l’idéologie politique
L’une des premières pistes de réflexion qui m’est apparue se fonde sur une dissociation entre l’agenda politique et la mission technique en elle-même. Un nouveau mode de leadership, utilisant plusieurs mécanismes spécifiques au domaine de la tech pourrait avoir émergé.
Ce type de leadership ne cherche pas à convaincre les équipes de développement en se fondant sur une idéologie, mais à les entraîner sur la base d’une ambition technologique qui résonne chez les développeurs : coloniser Mars, démocratiser les cryptomonnaies, révolutionner le monde avec l’IA ou encore libérer l’être humain de sa finitude. L’idéologie, devient secondaire, voire un effet collatéral du progrès technique. L’expression : « on arrête pas le progrès » sonne alors comme une injonction. Cette orientation vers une vision technologique permet de rallier les équipes autour d’objectifs concrets d’innovation, de passage à l’échelle (scalability), d’automatisation et de transformation. Les divergences de valeurs importent peu tant que la mission technologique est stimulante et véhiculée par une vision technologique ambitieuse.
Le pouvoir de l’argent ou le filtre de la docilité
Au-delà de ce discours, c’est aussi la structure économique des grandes entreprises technologiques et leur flux de trésorerie immenses qui joue un rôle déterminant. Avec des salaires exceptionnels, des stock-options et des projets stimulants, les dirigeants de la tech bâtissent un environnement où le pragmatisme des talents qu’ils emploient l’emporte souvent sur leurs convictions personnelles.
Cependant, cette dépendance économique a un effet pervers. Elle favorise la sélection des talents les plus dociles. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’orientation tacite et parfois explicite de l’entreprise, sont tout simplement invités à partir. L’instauration d’une politique de sélection, voire de purge, fondée sur des concepts ambigus et soumis à interprétations tels que les valeurs de l’entreprise (culture fit) ou l’esprit d’équipe (team spirit) rendent possible, sous couvert de performance ou de cohésion, l’élimination des voix dissidentes. C’est ainsi que le terme de « wokisme », d’abord galvaudé puis transformé en homme de paille, est devenu un outil rhétorique bien pratique pour désamorcer toute critique de l’idéologie de fond. Aujourd’hui, il sert d’alibi puissant à ceux qui veulent imposer leur ligne politique en prétendant justement la défendre contre les excès de l’idéologique.
La stratégie du fait accompli
C’est peut-être dans la temporalité même de l’action que se joue le cœur de cette nouvelle forme de leadership. En effet, nul besoin de convaincre lorsqu’il est possible d’imposer. Selon moi, c’est ici que réside la force de ces nouveaux leaders. C’est-à-dire dans leurs capacités à transformer une idée en réalité tangible, presque instantanément.
En une nuit, une nouvelle fonctionnalité peut être annoncée, un rachat conclu, un changement de stratégie planifié, etc. L’écosystème technologique, dopé par le capital-risque et amplifié par les réseaux sociaux, offre à ces dirigeants un levier d’action d’une puissance inédite. Ils peuvent littéralement instiguer leur vision du monde un soir, la financer le lendemain, et la déployer la semaine suivante. Les équipes de développement, confrontées à cette rapidité de mise en œuvre, n’ont souvent ni le recul pour penser et exprimer une opposition, ni le temps de se structurer. Elles sont mises devant le fait accompli et n’ont d’autre choix que d’accepter de suivre le mouvement ou partir.
Une influence politique directe
Ce qui rend cette évolution plus préoccupante encore, c’est que ces leaders sortent du périmètre de leur entreprise et de leur marché respectif. Ils accèdent aujourd’hui aux plus hautes sphères de décisions et leur place devenue prépondérante dans le débat public leur confère un pouvoir d’influence direct sur les orientations politiques des pays. Aussi, ils sont reçus tels des chefs d’État et courtisés par les gouvernements pour formuler le cadre législatif autour de l’intelligence artificielle, par exemple. Après avoir imposé leur technologie, il est logique qu’ils cherchent à exercer un pouvoir normatif pour façonner les règles du jeu et par extension nos comportements.
Autrement dit, ces dirigeants ne sont plus seulement des acteurs économiques ou technologiques. Ils disposent d’un pouvoir de lobbying colossal et d’un accès direct aux chefs d’État. Ils sont vus comme des partenaires, voire même comme des précepteurs sur la question des menaces à venir et des politiques publiques à mener concernant des sujets aussi stratégiques que la cybersécurité, l’éducation ou la défense.
Un leadership d’influence sans contre-pouvoir
Ce nouveau leadership ne se résume pas seulement au caractère charismatique du fondateur. Il n’est pas non plus fondé purement sur un modèle technocratique. Il repose selon moi, sur un savant mélange de vision technologique, de ressources financières colossales, d’un accès politique direct et d’une capacité d’action rapide qui paralyse le débat idéologique.
Face à cette mutation historique, des questions éthiques fondamentales se posent. Est-il possible de diriger sans être en accord avec les convictions de ces subordonnés ? Et surtout, que devient la démocratie lorsque ceux qui dirigent ne sont ni élus, ni contrôlés, mais dotés d’un arsenal puissant qui leur confère un pouvoir redoutable ?
Et maintenant ?
Il est grand temps de proposer des modes d’organisation alternatifs. Car si le problème est systémique, les réponses doivent l’être également.
La décentralisation des architectures technologiques via les protocoles ouverts et les modèles coopératifs constitue l’un des leviers d’action les plus évidents. Elle permet de redistribuer le pouvoir de décision aux mains des individus qui en sont les utilisateurs. De plus, en donnant plus d’autonomie aux agents situés en périphérie, les systèmes deviennent plus résilients.
Nous devons donc collectivement développer une meilleure compréhension des infrastructures techniques qui structurent nos vies. Mais cela prend du temps. Or, nous pourrions dès maintenant exiger l’interopérabilité des plateformes, remettre en question la nécessité des innovations qui nous sont proposées ou encore refuser cette fascination obsessionnelle pour la productivité, insoutenable à long terme.
Dans un ouvrage que j’ai lu récemment : « Humanité : Une histoire optimiste », Rutger Bregman propose une lecture alternative du récit de l’humanité et des êtres humains considérés intrinsèquement égoïstes, violents et compétitifs, à tort selon lui. Cette thèse est évidemment très critiquable. Certains détracteurs l’ont qualifié « d’opium pour le peuple ». Néanmoins, la posture de Bregman a au moins le mérite de susciter l’imaginaire. En considérant que l’être humain est fondamentalement bon, il nous est possible d’imaginer des formes de sociétés plus justes et plus démocratiques.
Je veux croire que l’avenir de l’humanité est un projet collectif. Pour cela, il nous faut tout d’abord abattre ce pessimisme général, instauré par ceux qui cherchent à diviser pour régner. Peu importe qu’ils jugent légitimes leurs actions individuelles pour le bien commun. Cette notion est relative. Ni le bien, ni le mal ne sont donnés a priori. Il émerge de la confrontation des idées et du débat démocratique où les subjectivités individuelles sont partagées.
Il nous faut donc restaurer la confiance pour reconquérir notre capacité à débattre, à décider, à ralentir parfois. Nous pouvons désigner des chefs pour nous aider à accélérer à certains moments. Mais nous pouvons aussi en changer, lorsque ceux-ci nous conduisent manifestement vers une impasse. Cela veut dire que l’avenir ne peut pas être dessiné à partir de solutions ou d’utopies descendantes, suivant un plan préétabli. Car, comme le dit le Général Vincent Desportes, aucun plan ne résiste à la réalité du terrain et celui-ci vole en éclats dès le premier coup de canon.
Paradoxalement, pour maximiser nos chances de survie en tant qu’espèce, il nous faudrait cesser de vouloir tout contrôler, tout maîtriser. À la place, nous devrions créer du lien et des interactions, qui sont les conditions nécessaires à une émergence par le bas. Mieux vaut rester fidèle à ce que le monde du vivant nous enseigne depuis toujours.